Ces deuils relationnels qui nous défient
Le deuil, ce n’est pas qu’une histoire de « mort physique ».
Un projet non abouti, une rencontre qui ne s’est pas faite, une déception amoureuse, amicale ou familiale, une maison que l’on quitte… sont quelques exemples de choses qui nous confrontent à notre capacité à « laisser partir ». C’est pourquoi je l’apparente au deuil, car le cheminement passe souvent par des étapes similaires : faire face, accepter ce qui est, honorer (au sens « donner sa juste place »), accueillir ses émotions (déception, rancœur, colère, frustration, chagrin, etc.), déposer, puis tourner la page.
« Deuil » est un mot que certains d’entre nous n’aiment pas poser sur des blessures relationnelles : pourquoi faire le deuil, si la personne n’est pas morte ? Faire le deuil de la relation ne veut pas dire enterrer la personne avant l’heure, cela veut dire arrêter de se fixer sur « ce qui n’a pas pu être » et « qui n’est toujours pas ».
Dans mes accompagnements, je rencontre souvent la nécessité de faire deuil « de la famille », au sens de : lâcher l’image idéalisée d’un espace « bienveillant, soutenant et solide par défaut », qui nous empêche souvent d’accueillir nos blessures, si elles ont eu lieu dans cet espace-là. Toute structure humaine est faite d’ombre et de lumière, y compris la famille et les institutions considérées « spirituelles » : elles sont constituées d’hommes et de femmes avec une histoire, des bagages, des hauts et des bas, des choses qui nous rejoignent et d’autres que nous ne voulons pas emmener avec nous.
Donc non, la famille n’est pas forcément un espace d’amour inconditionnel absolu et incontestable. C’est un espace dont les liens de sang/légaux impliquent des droits et des devoirs qui peuvent être plus ou moins bien honorés. L’amour implicite – que l’on imagine faire partie du package – est une autre histoire, car il dépend d’un tas de facteurs pas toujours conscients ni exprimés : est-ce que cette famille a été créée selon un modèle social établi non remis en cause, voire imposé, ou à partir d’un désir profond ? Est-ce que les personnes impliquées avaient de l’amour et de la disponibilité en elles, pour elles et pour cette famille qu’elles ont créée ? Si naissance d’enfants : dans quel contexte ?
Ensuite il y a : des maltraitances possibles, des épreuves de vie (maladie, chômage, séparation, etc.), des comportements divers qui peuvent être dommageables : du désintérêt, des attentes pressurisantes, des absences, de la rigidité, des addictions, du non positionnement… toutes ces choses peuvent créer des blessures dont nous ne savons pas toujours quoi faire. Si les blessures ont eu lieu dans l’enfance, la posture prise en tant qu’enfant pour « faire avec » va façonner l’adulte que nous sommes devenus et, souvent, vous me consultez car vous vous êtes enfermé(e) dans cette construction qui n’est plus adaptée à ce que vous souhaitez vivre désormais. Elle n’a pas à être jugée : le passé est accompli, non modifiable, et vous avez fait avec les moyens disponibles à ce moment-là. Maintenant, si vous avez envie de vous délester de vos bagages et de prendre une nouvelle direction, il est plus que nécessaire de faire le deuil de ce qui n’a pas pu être pour vous donner une vraie chance de construire autre chose. Ça ne veut pas dire renier son histoire/ ses racines/les personnes qui nous ont entouré(e), au contraire. Ça ne veut pas dire non plus chercher un coupable qui justifierait « le désamour » (soi, l’autre, un tiers). Cela veut dire redonner sa juste place à chacun, de la manière la plus honnête et responsable possible. Il est important lorsque nous sommes confrontés à un deuil relationnel de ne pas se tromper de bataille, si nous ne voulons pas nous trouver coincés dans des enjeux de loyauté, culpabilité, besoin de validation/reconnaissance extérieure, et autres sentiments réprimés.
Le travail consiste à faire l’état des lieux entre ce qui était attendu ou espéré, ce qui a réellement été, ce que cela nous a fait et nous fait peut-être encore aujourd’hui – émotionnellement- et ce que nous désirons désormais.
Ne pas se tromper de bataille c’est aussi se rappeler que « je n’ai de pouvoir que sur moi ». Rester en se disant que l’autre va changer ou qu’il doit réparer nos blessures est une dépense d’énergie et de temps rarement fructueuse. Alors peut-être que ce temps est nécessaire pour accepter la réalité de ce qui est. Le fait est que, dans cette dynamique, nous laissons les rennes de notre vie à un autre, ainsi que la responsabilité de nos avancées.
Si c’est moi qui change pour me conformer à l’autre et que cela ne correspond pas à mes aspirations profondes : en quoi est-ce que cela me donne une chance de satisfaire mon désir et mon besoin de trouver de l’amour vrai à cet endroit-là ?
Enfin, Il y a le deuil du « soi fantasmé » : faire face à ses failles, ses ombres, ses incapacités, ses regrets, ses remords, accepter les actions dont nous ne sommes pas fiers…
Accueillir « le vrai soi » demande parfois aussi un travail de deuil, qui peut aller de pair avec le deuil familial : en faisant le deuil de la « famille idéale » que je n’ai pas eue, je peux faire le deuil du « moi idéal » que je croyais devoir être pour faire partie de cette famille-là ou, plus largement, de cette relation/ce projet/cette histoire-là. Se faire face, se rencontrer dans toutes ses facettes, oser s’aimer sans en occulter une seule, oser se pardonner en toute conscience ce dont nous ne sommes pas fiers : c’est souvent « l’ultime enjeu/défi » des chemins que j’accompagne.
La question essentielle à mes yeux c’est : « qu’est-ce que j’ai envie de vivre ? ». Cette question en implique effectivement d’autres comme « est ce que je suis au bon endroit et/ou avec les bonnes personnes pour réaliser ce que je désire ? » « est ce que le moi d’aujourd’hui est en capacité de réaliser mon projet de vie ? ». Et si la réponse est non : « qu’ai-je besoin de transformer, mettre en route, acter, pour aller vers ce que je désire accomplir ? »
Pour s’offrir la possibilité de vivre « autre chose », il est nécessaire de lâcher l’ancien qui n’a pas fonctionné et d’y faire face le plus honnêtement possible, avec tout ce que cela implique pour soi.
Redonner sa juste place à chacun et à toutes les parts de soi peut sembler douloureux, c’est en réalité profondément libérateur. Et c’est ok si ça prend du temps, du chagrin, de la rancœur. C’est ok d’être fatigué et de faire pause. C’est ok de demander et de recevoir de l’aide. C’est ok aussi, de choisir de rester dans sa zone de confort.
Le choix, comme le deuil, nous appartient.
Taïs Roshem
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